En consultation, certaines personnes arrivent avec des douleurs qu’elles ne parviennent pas à expliquer. Elles décrivent des situations qui se répètent, des schémas relationnels qui les enferment, sans comprendre pourquoi. Par exemple, cette personne qui reste dans une relation toxique, bien consciente qu’elle en souffre, mais incapable d’en sortir. Elle finit souvent par se dire (ou entendre dire) qu’elle est dépendante affective, trop sensible, trop fragile.
Les schémas hérités : plus qu’une simple reproduction
En clinique, nous parlons parfois de transmissions intergénérationnelles ou de loyautés invisibles. Ces termes désignent des processus psychiques à travers lesquels des attentes, des non-dits, des blessures ou des manières de faire sont transmis d’une génération à l’autre (des parents aux enfants par exemple). Cela ne veut pas dire que tout est déterminé à l’avance, mais que certaines dynamiques peuvent traverser les lignées sans être nommées.
Dans une époque où tout est « tiktokisé », sur-interprété, où chaque comportement semble devoir entrer dans une case bien étiquetée (les fameux « pervers narcissique« , « borderline », « dépendant affectif« ) je crois qu’il est essentiel de ralentir. De ramener de la complexité, de l’histoire, de la nuance.
Plutôt que de plaquer des diagnostics comme des filtres instantanés sur des vécus profonds, il est souvent plus censé de chercher du sens. D’explorer ce qui a été transmis, ce qui a été appris implicitement, ce qui se rejoue sans toujours être compris. Ce n’est pas une manière de nier la souffrance. C’est une manière de la replacer dans un tissu relationnel et familial plus large, pour comprendre comment certains fonctionnements, qui paraissent aujourd’hui “dysfonctionnels”, ont pu, à un moment, être des formes de survie ou de loyauté.
« Je suis faible, malgré les conseils je n’arrive pas à changer »
Prenons l’exemple d’une femme mariée en thérapie qui lutte pour poser des limites dans son couple. Son entourage lui implore de quitter cette relation et l’estime comme dépendante affective. Elle a lu sur la dépendance affective, essaie de s’affirmer, travaille sur son estime de soi, réalise toutes les tâches assignées en séance mais rien n’y fait : quelque chose résiste, elle n’y arrive pas. En séance, on en vient à parler de sa mère, de ses tantes, de sa grand-mère. Et elle réalise que les femmes de sa famille ont souvent “tenu” des couples douloureux, ont sacrifié leur bien-être pour préserver l’unité familiale. Dès lors comment faire autrement que ce que j’ai finalement toujours vu ? Cette prise de conscience change la perspective : elle n’est pas “faible”, elle est loyale. Elle peut rejouer, inconsciemment, un rôle appris, intégré, valorisé dans sa lignée.
Identifier un schéma hérité ne signifie pas l’approuver, ni s’y soumettre. Cela permet simplement de comprendre. Comprendre d’où vient ce fonctionnement que l’on croyait issu d’une faiblesse mentale. C’est déjà un pas immense, car cela redonne du pouvoir d’agir. On peut alors se poser les bonnes questions : Est-ce que ce modèle me convient ? Est-ce que je veux le perpétuer ? Qu’est-ce que je choisis, moi ?
Je ne suis pas faible, je suis loyal(e) !
Ce que je trouve fondamental dans cette manière de travailler, c’est qu’elle redonne une part de dignité aux patients. Elle les sort d’une vision réductrice où ils seraient simplement incapables de quitter une relation toxique, ou de dépasser une peur “irrationnelle”. Trop souvent, ces blocages deviennent des stigmates : on finit par penser qu’on est “bête”, “faible”, “irrécupérable” et l’entourage stigmatise ce qui renforce le malêtre face à ce blocage.
Mais quand on replace ces comportements dans une histoire, une filiation, une logique de transmission, quelque chose s’éclaire. Ce n’est plus simplement “un problème à corriger”, c’est un langage, une loyauté, une tentative de rester fidèle à quelque chose qui a un sens. Cela ne veut pas dire qu’on doit continuer à le porter, mais cela permet de comprendre pourquoi c’est si difficile de s’en défaire.
Je me rends souvent compte, en séance, que le travail sur le génogramme (quand il est bien mené et qu’il ne fige pas) permet justement ça : une forme de soulagement. Comme si la personne réalisait qu’elle n’est pas “atteinte”, pas “cassée”, mais simplement dépositaire d’un héritage. Et cette découverte-là, elle est puissante. Elle permet de faire un pas de côté, de regarder autrement ses difficultés, et surtout, de décider en conscience : Est-ce que cette loyauté est encore utile aujourd’hui ? Est-ce qu’elle me sert, ou est-ce qu’elle m’empêche ? Est-ce que je veux encore y tenir ?
Mais mes proches savent ce qu’ils m’ont donné ?
C’est une question qui revient souvent en séance : “Mais est-ce que je dois en parler à ma mère ? À mon père ? Est-ce qu’ils savent ce qu’ils m’ont transmis ?” La réponse n’est ni évidente, ni automatique.
Travailler sur les transmissions familiales ne signifie pas forcément devoir accuser ou confronter. Il ne s’agit pas de pointer du doigt, mais de comprendre.
Parfois, en parler peut apaiser. D’autres fois, cela peut fragiliser encore davantage une relation déjà complexe. Je pars du principe avec le patient que ce travail-là, il est d’abord pour soi. Il permet de poser des mots, de rendre intelligible ce qui semblait confus pour lui, et de choisir ensuite, en toute conscience, s’il est juste ou non d’en parler à ses proches.
Parfois, le fait de comprendre suffit déjà à alléger ce que l’on porte. On ne travaille plus contre une défaillance, mais avec un bagage que l’on reconnaît, que l’on apprend à porter autrement, à alléger, à réorganiser, voire à déposer. Cela change profondément la manière de se vivre : on ne se sent plus tiraillé entre ses proches et soi-même, entre des jugements extérieurs et une culpabilité intérieure. On n’a plus besoin de blâmer le comportement problématique. On devient capable de dire : voilà le mécanisme que j’ai repéré, et voilà comment je choisis de le transformer.
Tout n’est pas à prendre. Tout n’est pas à rejeter. Il s’agit de faire le tri, avec lucidité, avec bienveillance, et de construire une manière d’être qui nous ressemble davantage.
D’autres fois, on sent qu’un échange avec un proche est possible. Mais ce qui compte, c’est que cela parte d’un endroit intérieur apaisé, d’un désir de lien, et non d’un besoin d’être validé ou réparé par celui ou celle qui a, parfois à son insu, transmis une certaine douleur.
Et si on ne travaille pas ces héritages ?
Ignorer les transmissions intergénérationnelles, c’est parfois prendre le risque de répéter sans comprendre. Ou, au contraire, de rejeter brutalement l’histoire familiale sans avoir pris le temps d’en saisir les logiques. Cela peut mener à une perte de repères, à des conflits internes, à une impression de tourner en rond.
Ce travail n’est pas nécessaire dans toutes les thérapies, mais il devient particulièrement utile lorsque la souffrance semble résister à des approches plus comportementales ou cognitives. Quand on sent que l’on est “pris dans quelque chose de plus grand”, sans pouvoir le nommer.
Quand consulter ?
Vous pouvez envisager une consultation avec un psychologue si :
- Vous vous sentez enfermé(e) dans des schémas répétitifs, notamment relationnels.
- Vous avez l’impression de ne pas être “vous-même” dans certaines situations.
- Vous portez une culpabilité ou une tristesse que vous ne vous expliquez pas.
- Vous sentez que certaines attentes implicites de votre famille influencent vos choix.
- Vous souhaitez mieux comprendre ce que vous transmettez (ou souhaitez transmettre) à vos enfants.
La thérapie n’a pas pour but de blâmer les générations précédentes, mais d’éclairer ce que l’on porte, parfois malgré nous, pour pouvoir s’en libérer ou s’en saisir autrement.